IX
LE CADEAU D’UNE DAME

Une heure avant la relève du matin, Bolitho monta sur le pont pour profiter de l’heure la plus calme. Chemise ouverte jusqu’à la taille, il traversa la dunette vers le pavois au vent et observa la tenue de chaque voile avant de se rendre à l’arrière pour consulter le compas. Madras était dans le sillage depuis douze jours, mais le vent, qui les avait d’abord bien servis, s’était peu à peu calmé ; avec cette faible brise, le navire ne pouvait guère dépasser quatre nœuds, tout dessus.

Fowlar griffonnait sur l’ardoise à côté de la barre, mais il se redressa à l’approche de Bolitho. Il salua en portant la main à son front et signala :

— Est-quart-sud, commandant, près et plein.

Bolitho approuva de la tête et s’abrita les yeux pour regarder de nouveau les voiles. Le vent soufflait du sud-ouest et les vergues de l’Undine étaient brassées en pointe ; on faisait route bâbord amures. À environ un nautique par le travers, le brick Rosalind n’avait pas de mal à rester à la hauteur de sa conserve plus lourde ; Bolitho fut tenté de prendre une longue-vue pour l’examiner de plus près.

Fowlar s’attendait à un commentaire, suite à son rapport, et il ajouta :

— Ça pourrait fraîchir avant la tombée de la nuit, commandant. M. Mudge a l’air de penser que le vent forcira une fois que nous serons dans le détroit de Malacca.

— Euh… oui.

Bolitho essayait de se calmer. Vue du pont de la Rosalind, l’Undine devait être superbe à voir avec toute sa toile. Mais pour une fois, cela ne le consolait guère. Il voulait faire force de voiles pour arriver rapidement à destination. Ce train de sénateur, peut-être idyllique pour un artiste ou un poète, laissait trop de place à d’autres pensées.

Il vit Davy venir à lui à grands pas, sourcils froncés, pour lui dire :

— Je vous prie de m’excuser, je ne vous ai pas vu monter sur le pont, commandant.

Il eut un geste en direction du grand mât et reprit :

— J’étais en train de m’occuper d’une plainte déposée par un fusilier marin. Rien d’important.

— Vous êtes officier de quart, monsieur Davy. Vous devriez savoir à présent que je ne me mêle pas de vos affaires dans le seul but de me faire remarquer. Belle journée, n’est-ce pas ? ajouta-t-il en souriant.

— Oui, commandant.

Davy suivit son regard par-dessus les bastingages. La mer était d’un bleu profond ; on ne voyait rien d’autre que le brick à la basse carène : pas un îlot, pas une voile ne venait rompre la monotonie de ce vide immense.

Davy lui demanda à brûle-pourpoint :

— Est-il vrai que ce type de mission mène souvent à une nomination définitive au sein du gouvernement colonial, commandant ?

Bolitho approuva :

— C’est le cas de la nomination du contre-amiral Conway.

Il regarda gravement les traits bronzés de Davy. Quelque chose tourmentait ce garçon. Il avait la même tête que le jour où Bolitho avait choisi Soames à sa place pour le coup de main à terre.

— Je me demandais…

Davy bredouilla :

— Bien sûr, j’aime ma vie d’officier du roi. C’est celle que j’ai choisie. Je suis le premier de ma famille à prendre la mer. Mon père était commerçant en ville, il ne sait rien de la carrière militaire. Il répugnait à me donner sa permission d’entrer dans la Marine.

Au fait, Davy ! Venez-en au fait ! songeait Bolitho. Pour l’encourager, il lui dit :

— M. Herrick est comme vous : c’est le premier marin de sa famille.

— Oui.

Soudain, Davy eut l’air désespéré. Soames venait d’apparaître sur la descente de sa cabine, bâillant et consultant sa montre de gousset.

— Oui, mais ce n’est pas exactement ce que je voulais dire, commandant.

Bolitho se tourna vers lui :

— Monsieur Davy, je vous serais obligé de parler si vous avez quelque chose à me dire. Dans une heure, il fera chaud comme dans un four. J’aimerais marcher un peu avant mon petit déjeuner, ou alors il me faudra attendre d’avoir dîné.

— Je suis désolé, commandant, dit Davy en se mordant la lèvre.

Et, secouant vigoureusement la tête :

— Oui, je vais essayer de m’expliquer.

Il baissa les yeux.

— Puis-je vous parler de votre frère, commandant ?

Bolitho se tendit brusquement :

— De feu mon frère ?

— Je n’avais pas l’intention de vous offenser.

Davy regarda en l’air, puis les mots jaillirent de sa bouche :

— J’ai entendu dire qu’il avait quitté la Marine.

Bolitho attendait. Décidément, il ne serait jamais débarrassé de son frère. À présent, c’était son deuxième lieutenant qui courait le risque d’une réprimande pour satisfaire sa curiosité ! Mais, dans ce cas précis, Bolitho se trompait :

— C’est parce qu’il jouait, m’a-t-on dit ? demanda doucement Davy.

Il avait l’air si épuisé, si suppliant que Bolitho en oublia sa propre rancœur. Il lui demanda :

— C’est là votre souci ? Le jeu ?

— Oui, commandant. Comme un imbécile, j’ai essayé de me refaire après mes pertes de Londres. Maintenant que mon père est mort, c’est moi qui dois assurer la subsistance de ma mère, et l’entretien de la propriété.

Il détourna le regard :

— En temps de guerre, j’aurais peut-être eu une promotion précoce, et toutes les parts de prises qui vont avec.

— Vous auriez pu aussi vous faire tuer. Puis-je savoir, demanda-t-il doucement, le montant de votre dette ?

— Vingt, commandant.

Bolitho le regarda, interloqué :

— Au nom du ciel ! Eh bien, il vous suffit de mettre votre manteau au mont-de-piété, mon cher !

Davy serra les dents :

— Vingt mille, commandant.

Bolitho se passa les doigts dans les cheveux :

— C’est à peu près la valeur de l’Undine et du brick mis ensemble. Je croyais que vous aviez davantage de plomb dans la cervelle.

— Peut-être aurais-je dû garder mon secret, commandant.

Davy avait l’air honteux, misérable.

— Non. Mieux vaut se confier. En tout état de cause, vos créanciers ne peuvent rien contre vous, pour l’instant.

Il regarda sombrement Davy :

— Mais vingt mille… C’est une petite fortune.

Soames s’approcha d’un pas lourd et adressa un signe au second maître :

— Faites siffler le rassemblement du nouveau quart, Kellock.

Il prenait soin de rester dans la partie sous le vent de la dunette.

Davy poursuivit rapidement, car Soames attendait pour le relever :

— Vous voyez, commandant, je comptais sur ce voyage pour rétablir ma situation.

— Je vois. Mais il s’agit d’une mission de protection, non pas de chasser, et encore moins de capturer des galions espagnols.

Il adressa un signe de tête à Soames et ajouta à mi-voix :

— Mais je garde cela présent à l’esprit.

Il se mit à faire les cent pas sur la dunette, tandis que les deux lieutenants s’entretenaient près du compas.

Décidément, l’Undine rassemblait à bord de sa mince carène toutes sortes de destins. Il n’y avait pas que dans le pont inférieur que l’on trouvait des aventuriers en quête de fortune. Il aperçut l’aspirant Keen qui s’avançait sur le passavant bâbord avec Armitage, et il pria pour ne jamais le voir dans la fâcheuse situation de Davy, ni dans celle de son frère Hugh.

Davy et Keen venaient du même milieu. Tous les deux étaient issus de ces familles riches qui ont réussi dans le commerce, et non au service du roi. Le père de Davy était mort, laissant son fils et héritier aussi mal préparé que possible pour affronter des tentations que lui-même avait surmontées. Keen, en revanche, s’était engagé dans la Marine à cause de la richesse et de l’influence de son père. Herrick lui avait répété ce qu’il tenait d’une confidence de Keen, venue une nuit qu’ils étaient de quart sur l’océan Indien : son père l’avait expédié en mer pour faire de lui un homme. Herrick avait précisé que cette idée semblait amuser Keen. Mais ce père-là, estima Bolitho, devait être un homme remarquable, car ils étaient peu nombreux, ceux qui étaient prêts à risquer la vie ou la santé de leur fils dans un tel but.

Il vit Noddall traverser le pont de batterie au pas de course en transportant un bidon d’eau bouillante venu de la cuisine : Conway devait être levé, et attendre qu’on lui fit la barbe. Bolitho était surpris du peu de gêne que lui causait Conway dans sa vie quotidienne. Conway s’en était d’ailleurs expliqué lui-même : pas de façons ! Ce qui ne voulait pas dire qu’il se désintéressât de la situation, bien au contraire. Chaque fois qu’une voile était en vue ou que les hommes avaient reçu ordre de prendre un ris ou de larguer de la toile, il était là, vigilant. Une fois, alors qu’ils avaient été encalminés pendant une demi-journée, les matelots avaient gréé une seine dans l’espoir de prendre du poisson frais. Ils n’avaient capturé que quelques flets et poissons à tête plate que Mudge appelait des « renards » ; mais Conway se montra aussi ravi que s’ils eussent attrapé une baleine. On eût dit qu’il goûtait chaque heure qui passait comme un prisonnier dans l’attente de sa sentence : le spectacle était pitoyable.

Bolitho n’avait pas tout à fait vingt-huit ans, mais en tant qu’officier supérieur avec deux commandements derrière lui, il avait pris l’habitude d’accepter, sinon d’approuver, la plupart des décisions de la Marine.

Un soir, tandis qu’ils dînaient dans la cabine, Conway avait raconté son expérience. C’était deux jours après avoir quitté Madras. Bolitho avait demandé à Noddall d’apporter ce vin spécial, disant que cela changerait un peu l’ordinaire du bord. C’était du madère, le vin le plus cher qu’il eût jamais acheté. Conway ne releva pas l’événement. Lui eût-on servi du cidre qu’il n’aurait rien remarqué, songeait Bolitho. Mais l’amiral s’était passablement enivré. Non pas progressivement, ou par distraction, ni même dans un but de défi, mais avec la détermination obtuse de quelqu’un qui a connu trop souvent la solitude et souhaite en effacer le souvenir sans délai.

La partie s’était jouée deux ans plus tôt, dans ces mêmes eaux, quand Suffren, l’amiral français, avait capturé Trincomalee et quasiment rayé de la carte de l’Inde le pouvoir britannique. Conway avait commencé à raconter son histoire à Bolitho comme si ce dernier n’avait pas été là ; on eût dit qu’il voulait seulement s’assurer qu’il était encore capable de se remémorer toute l’affaire.

Il commandait une escadre côtière qui servait à la protection des navires d’avitaillement et des convois militaires. Un sloop avait annoncé la présence d’une escadre française au large de la côte de Ceylan ; sans hésitation, Conway s’était lancé à la recherche des navires ennemis afin de provoquer l’engagement ; il comptait sur une aide ultérieure pour garantir sa victoire.

À l’insu de Conway, un autre sloop avait été envoyé à sa recherche par le commandant en chef, avec mission de lui transmettre de nouveaux ordres pour la défense de Trincomalee. Conway arrive dans les eaux où l’on a aperçu les Français, mais constate qu’ils sont partis. Des pêcheurs lui disent qu’ils ont fait voile vers la région qu’il vient juste de quitter. Que l’on imagine son anxiété ! Il fait demi-tour, finit par trouver les Français, engage leur arrière-garde au cours d’un combat bref et peu satisfaisant, puis il perd le contact pendant la nuit. À l’aube, ayant de nouveau rassemblé sa petite escadre, Conway découvre que les navires d’avitaillement qu’il protégeait ont été capturés ou détruits. Et quand le sloop de l’amiral le touche enfin, c’est pour apporter des nouvelles fraîches qui rendent caduques toutes les instructions précédentes : Trincomalee est tombé.

Dans le silence de la cabine, la voix de Conway s’éleva soudain comme un cri d’agonie :

— A un jour près, j’obtenais un engagement général ! Plus personne n’aurait alors pu nous expulser de Ceylan, pas même un autre amiral, pas même Suffren !

Bolitho regarda dans les hauts : les premières équipes de travail montaient en grappes à l’assaut des enfléchures pour assurer la routine des réparations et du matelotage, les épissures et la couture. Tout était parfaitement clair : Conway aurait pu sortir de là en héros. Au lieu de quoi, il fut pris comme bouc émissaire. Il fallait croire cependant qu’il avait gardé quelque influence, songea Bolitho : un poste de gouverneur, même dans une région éloignée, constituait une récompense plutôt qu’une disgrâce.

Il cessa de marcher, l’esprit soudain en éveil. Et s’il y avait une autre raison, plus sournoise ? Et si on avait besoin d’un nouveau bouc émissaire ?

Il secoua la tête. À quoi cela pourrait-il servir ?

Bolitho se retourna, Allday venait vers lui sur la dunette.

— Le petit déjeuner est prêt, commandant.

Il regarda attentivement le brick :

— Toujours là ? C’est bien, dit-il en souriant calmement.

Bolitho, qui ne le quittait pas des yeux, semblait tout décontenancé. Allday avait eu la même expression quand il était venu le chercher à Madras avec la gigue :

— Merci. Et maintenant, qu’est-ce qui t’amuse ? ajouta-t-il froidement.

Allday haussa les épaules :

— Je ne sais pas comment ça s’appelle, commandant. C’est une sorte de chaleur que j’ai là quelquefois.

Il se pétrissait l’estomac.

— Ça fait du bien.

Bolitho s’éloigna vers la descente.

Une matinée fâcheusement coupée !

Tandis qu’il pénétrait dans l’ombre fraîche entre les ponts, il imaginait Viola Raymond à un nautique par le travers, à bord du brick. Son mari devait la surveiller. Quant à Mister Pigsliver, il devait les surveiller tous les deux.

Il était encore difficile de savoir ce qu’elle pensait réellement de lui ; peut-être ne voyait-elle dans tout cela qu’un simple jeu de séduction. Plusieurs visiteurs étaient logés à la résidence, des militaires, des officiers de la Compagnie, mais elle s’était montrée résolue à le garder pour elle toute seule. Non qu’elle eût prononcé la moindre parole en ce sens… C’était plutôt une sorte d’excitation, de témérité, un défi qu’il se sentait dans l’impossibilité d’ignorer.

On ne pouvait pas dire qu’elle avait gardé ses distances ; elle avait laissé plusieurs fois ses mains s’attarder sur lui, même en présence de Raymond.

Et au moment où il lui avait fallu regagner son bord, elle l’avait suivi jusque sur une terrasse ombragée, sous le mur d’enceinte intérieur, afin de lui remettre une petite boîte :

— Pour vous.

Quand bien même elle essayait de cacher son jeu, il pouvait lire l’ardeur de la passion dans ses yeux ; il avait vu sa poitrine se gonfler sous sa robe quand il avait ouvert la boîte.

C’était une montre en or.

Tandis qu’il retournait l’objet entre ses doigts, elle lui avait agrippé le bras en murmurant :

— Je me souviendrai toujours de votre visage ce jour-là, vous savez.

Et elle ajoutait, sans rire cette fois :

— Ne refusez pas mon petit cadeau, s’il vous plaît.

Prenant sa main, il l’avait embrassée ; son esprit se colletait déjà avec les conséquences possibles de sa conduite. Il en percevait tous les dangers ; et pourtant il ne pouvait se dégager.

— Ce n’est pas plus mal que nous fassions route sur deux navires différents, commandant !

Elle avait ri. Puis, lui saisissant la main, elle la posait sur son sein :

— Sentez comme mon cœur bat maintenant ! Une semaine de plus, un seul jour peut-être, et qui sait ce qui pourrait arriver !

 

Bolitho, passant devant la sentinelle, entra dans sa cabine ; son esprit s’attardait sur ce doux souvenir.

Conway était en train d’étaler une épaisse couche de mélasse sur des biscuits de mer ; la brise qui entrait par les fenêtres d’étambot ébouriffait ses fins cheveux.

— Quelle heure est-il, Bolitho ?

— L’heure, commandant ?

Conway le regarda avec une ironie désabusée avant de mordre dans sa tartine :

— J’ai remarqué que vous aviez en main votre, euh… nouvelle montre, et j’ai pensé que l’heure était importante…

Bolitho le regarda, il se sentait de nouveau petit aspirant face à son premier commandant.

Puis il sourit :

— Un simple souvenir, commandant.

Conway renifla :

— Là, je vous crois !

 

— C’est magnifique, Thomas.

Bolitho baissa sa lorgnette et s’essuya le front du dos de la main. Le soleil de midi était sans pitié, mais à l’instar de la plupart des hommes autour de lui, sur le pont ou dans le gréement, il ne s’en rendait même pas compte. Ils avaient quitté Madras depuis quinze jours et, en dépit des fantaisies du vent, l’Undine avait taillé de la route. Bolitho avait effectué beaucoup d’atterrissages dans sa carrière, mais la vue d’une côte, après les dangers et les doutes de toute navigation, lui procurait toujours une émotion singulière.

À présent, à peine visible dans la lumière aveuglante du ciel et de la mer, il pouvait distinguer une tache verte exactement par le travers bâbord ; il se sentait à la fois excité et profondément satisfait. On était en train de franchir la partie la plus étroite du détroit de Malacca. À tribord, mais même la vigie de tête de mât ne pouvait la voir, se trouvait la grande île de Sumatra, en forme de cimeterre, ramassée comme pour clore le détroit et enfermer définitivement les voyageurs sur une mer vide.

— C’est un tantinet trop étroit pour que je me sente à l’aise, commandant ! dit Herrick.

Bolitho lui répondit d’un sourire :

— Même ici, Thomas, ce détroit est plus large que le pas de Calais. Le quartier-maître m’a affirmé que c’était la route la plus sûre.

— Peut-être, répondit Herrick en s’abritant de nouveau les yeux. Ainsi, voilà Malacca. J’ai du mal à croire que nous soyons parvenus si loin.

— Et dans cinq jours environ, avec la grâce de Dieu, nous jetterons l’ancre à Pendang Bay.

Il marqua une pause ; une lueur dubitative brillait dans les yeux de Herrick :

— Allons, Thomas, quand reverrons-nous votre sourire ?

— Oui, commandant, je sais que nous avons fait une bonne et rapide traversée, et je suis aussi content que vous.

Il tourmentait la boucle de sa ceinture :

— Mais il y a quelque chose qui me tracasse.

— Je vois.

Bolitho attendit, sachant où il voulait en venir. Depuis quinze jours, il voyait les soucis de Herrick se peindre sur son visage de façon de plus en plus pressante. Comme il passait le plus clair de son temps avec l’amiral, Bolitho n’avait guère eu l’occasion de profiter de la compagnie de Herrick ; une petite marche côte à côte avant le crépuscule, une pipe de tabac, un verre de vin…

Herrick dit brutalement :

— Tout le monde est au courant, commandant. Ce n’est pas à moi d’y aller de mon commentaire sur votre conduite, mais…

— Mais c’est précisément ce que vous vous disposez à faire ?

Bolitho eut un sourire grave :

— Ça va, Thomas, je ne vais pas vous décapiter !

Herrick ne lâchait pas prise :

— Ce n’est pas une plaisanterie, commandant. Cette dame est l’épouse d’un haut fonctionnaire du gouvernement. Si les échos de cette histoire parviennent en Angleterre, vous serez réellement en danger, c’est bien vrai.

— Merci pour votre sollicitude.

Il regarda loin devant eux, au delà du mât de beaupré légèrement vrillé, le brick Rosalind qui les précédait entre les hauts-fonds et les bancs de sable, manœuvre qu’il avait certainement effectuée tant de fois auparavant !

— Mais c’est un sujet dont je ne souhaite pas parler, même avec vous, si vous me contredisez sur tous les points.

— Oui, commandant, je suis désolé.

Cependant Herrick s’entêtait :

— Je n’arrive pas à me faire une raison. Je ne vais tout de même pas vous regarder manquer à virer par la faute d’autres personnes, commandant, sans au moins essayer de me porter à votre secours !

Bolitho lui saisit le bras :

— Alors, plus un mot sur la question, Thomas. D’accord ?

— A vos ordres, commandant.

Herrick le regardait, l’air malheureux :

— Puisque vous le voulez…

Un matelot quitta la cambuse et descendit comme une flèche dans le gaillard par une claire-voie ouverte. Il portait un seau et un faubert.

Herrick dit d’un ton préoccupé :

— Le chirurgien est de nouveau malade. Cet homme va sans doute nettoyer sa cabine.

Bolitho le regarda :

— Ivre, je présume ?

— Il semblerait, oui. Mais il n’est pas accablé de travail, commandant, et nos gens n’ont guère eu d’ennuis de santé.

— Et c’est tant mieux.

Bolitho sentit monter en lui une colère irraisonnée :

— Et que diable vais-je bien pouvoir faire de cette épave ?

— Il connaît des tas de choses, commandant.

— Il n’est pas le seul.

Herrick continua d’un ton égal :

— Il a vu pendre son jeune frère pour un crime dont on a prouvé par la suite qu’il ne l’avait pas commis. Même s’il avait été coupable, cela aurait quand même été un spectacle affreux.

Bolitho se détourna de la rambarde :

— Comment avez-vous appris cela ?

— A Madras. Il est rentré à bord ivre. J’ai été assez dur avec lui et il s’est mis à divaguer là-dessus. Cette histoire le mine.

— Merci de me prévenir, même s’il est un peu tard.

Herrick ne broncha pas :

— Vous avez été assez pris, commandant. Je ne voulais pas vous déranger.

— C’est vrai, soupira Bolitho. Mais à l’avenir, je tiens à être au courant de tout. La plupart des chirurgiens sur nos navires ne sont pas autre chose que des bouchers. Whitmarsh se distingue du lot, mais en tant qu’ivrogne invétéré, il représente un danger pour tous les hommes du bord. Je suis navré pour son frère, croyez que je comprends ses sentiments.

Il lança à Herrick un regard direct :

— Il va nous falloir réfléchir à ce que nous pouvons faire pour résoudre son problème, que cela lui plaise ou non.

Herrick approuva gravement :

— Je suis d’accord, commandant. Le patient n’est pas toujours le meilleur juge de sa propre maladie.

Et il ajouta, retenant un sourire :

— Si vous voyez ce que je veux dire, commandant…

Bolitho lui lança une claque sur l’épaule :

— Par le ciel, Thomas, vous passez les bornes ! Pas étonnant que votre père vous ait expédié en mer !

Puis il s’avança jusqu’au pavois au vent et laissa Herrick s’occuper du quart.

Ainsi, ils étaient tous au courant. Il toucha la bosse discrète dans la poche de ses hauts-de-chausse. Et que dirait Herrick s’il lisait l’inscription à l’intérieur du couvercle ?

 

— Nous allons virer directement lof pour lof, monsieur Herrick.

Bolitho s’avança rapidement jusqu’au compas, et regarda au-dessus de l’épaule pas très propre de Mudge :

— Faites du nord-nord-est.

Herrick toucha son chapeau :

— A vos ordres, commandant, dit-il sur un ton parfaitement réglementaire.

Cela faisait cinq jours qu’ils avaient parlé de Viola Raymond et des difficultés personnelles du docteur, cinq jours que Bolitho se sentait au mieux. La vie du bord se déroulait suivant une paisible routine, même les exercices n’avaient donné lieu à aucune plainte. L’équipage de l’Undine avait encore beaucoup à apprendre dans le domaine de l’artillerie, mais il constituait à présent un groupe homogène et non plus un troupeau confus et maladroit.

Bolitho leva sa longue-vue et étudia le dessin qui se profilait entre mer et ciel. Mudge lui avait affirmé que Pendang Bay ne se trouvait plus qu’à cinq nautiques environ ; mais admettre qu’on est arrivé à destination est difficile, au terme d’une navigation de quinze mille nautiques, dans un autre monde, une autre vie :

— Parés à virer lof pour lof ! À border les bras !

Les chaussures raclaient les bordés de pont, et Bolitho se retourna pour étudier la réaction de Conway quand il monterait sur le pont. Le soleil venait à peine de se lever : pendant quelques secondes, il crut qu’il rêvait.

Conway était en grande tenue de contre-amiral, avec son bicorne à galon et son sabre qu’il tenait comme une baguette ; à croire qu’il n’était pas sûr de la façon dont il allait être accueilli :

— Bonjour, commandant, dit Bolitho.

Il vit que Herrick les regardait, le porte-voix en l’air.

Conway le rejoignit près de la rambarde et leva la tête pour regarder les grandes vergues qui tournaient en grinçant ; arc-boutés, les matelots halaient et soufflaient.

— Eh bien ? dit-il d’un ton prudent. Qu’en pensez-vous ?

— Je pense que vous avez choisi la tenue qui convient aux circonstances, commandant.

Il vit Conway pincer les lèvres ; les rides de chaque côté de sa bouche se creusaient plus profondément encore. Il était touchant, sinon pathétique, de voir Conway manifester de la reconnaissance ; car c’est bien de cela qu’il s’agissait.

— Il est un peu fripé, bien sûr. Je voulais au moins l’essayer, pour voir s’il avait besoin de retouches. Mais si je dois être gouverneur, ajouta-t-il sèchement, alors on me verra débarquer dans la tenue que j’ai l’intention de continuer à porter, et au diable les ragots !

L’aspirant Armitage observait le brick qui brasseyait ses vergues pour se placer sous le vent de l’Undine.

— On entend le tonnerre, commandant, observa-t-il nerveusement.

Mais Bolitho s’était déjà emparé d’une longue-vue :

— Cette fois-ci, ce n’est pas le tonnerre, monsieur Armitage.

Et regardant Herrick :

— Veuillez carguer les voiles, je vous prie. Puis faites faire branle-bas de combat.

Tous deux écarquillaient les yeux comme s’ils le voyaient pour la première fois.

— Ce genre de coup de tonnerre, j’ai appris à m’en méfier !

 

Capitaine de sa Majesté
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